dimanche 24 novembre 2013





Le soir je sortais seul, au milieu de la ville enchantée où je me trouvais au milieu des quartiers nouveaux comme un personnage des Mille et Une Nuits. Il était bien rare que je ne découvrisse pas au hasard de mes promenades quelque place inconnue et spacieuse dont aucun guide, aucun voyageur ne m'avait parlé. Je m'étais engagé dans un réseau de petites ruelles, de calli. Le soir, avec leurs hautes cheminées évasées auxquelles le soleil donne les roses les plus vifs, les rouges les plus clairs, c'est tout un jardin qui fleurit au-dessus des maisons, avec des nuances si variées qu'on eût dit, planté sur la ville, le jardin d'une amateur de tulipes de Delft ou de Haarlem. Et d'ailleurs l'extrême proximité des maisons faisait de chaque croisée le cadre où rêvassait une cuisinière qui regardait par lui, d'une jeune fille qui, assise, se faisait peigner les cheveux par une vieille femme à figure, devinée dans l'ombre, de sorcière, - faisait comme une exposition de cent tableaux hollandais juxtaposés, de chaque pauvre maison silencieuse et toute proche à cause de l'extrême étroitesse de ces calli. Comprimées les unes contre les autres, ces calli divisaient en tous sens, de leurs rainures, le morceau de Venise découpé en un canal et la lagune, comme s'il avait cristallisé suivant ces formes innombrables, ténues et minutieuses. Tout à coup, au bout d'une de ces petites rues, il semble que dans la matière cristallisée se soit produite une distension. Un vaste et somptueux campo à qui je n'eusse assurément pas, dans ce réseau de petites rues, pu deviner cette importance, ni même trouver une place, s'étendait devant moi, entouré de charmants palais, pâle de clair de lune. C'était une de ces ensembles architecturaux vers lesquels dans une autre ville les rues se dirigent, vous conduisent et le désignent. ici, il semblait exprès caché dans un entrecroisement de ruelles, comme ces palais des contes orientaux où on mène la nuit un personnage qui ramené chez lui avant le jour, ne doit pas pouvoir retrouver la demeure magique où il finit par croire qu'il n'est allé qu'en rêve. Le lendemain je partais à la recherche de ma belle place nocturne, je suivais des calli qui se ressemblaient toutes et se refusaient à me donner le moindre renseignement, sauf pour m'égarer mieux. Parfois un vague indice que je croyais reconnaître me faisait supposer que j'allais voir apparaître, dans sa claustration, sa solitude et son silence, la belle place exilée. A ce moment quelque mauvais génie qui avait pris l'apparence d'une nouvelle calle me faisait rebrousser chemin malgré moi, et je me trouvais brusquement ramené au grand Canal.

Marcel Proust, A la Recherche du temps perdu, VI, Albertine disparue, Paris, Gallimard, 1989, p. 230